Alors qu’Emmanuel Macron avait annoncé la protection de l’enfance comme un des enjeux principaux de son deuxième quinquennat, avec la loi de 2022 sur la protection de l’enfance, dite loi Taquet, comme outil de promotion de ce nouvel idéal, un rapport du Sénat soulève de nombreuses questions…
La loi de 2022 sur la protection de l’enfance a été votée il y a plus d’un an et demi, et un rapport d’information déposé par Mr Bonne a été rendu au Sénat sur son application le 5 juillet 2023.
Ce rapport faisait plusieurs constats. Tout d’abord, la complexité de la mise en œuvre de cette loi : au-delà d’un contexte (l’épidémie de COVID notamment), l’Etat n’a pas mis en œuvre les décrets permettant de rendre cette loi effective sur le terrain, plus d’un an et demi après son vote. La CNAPE relevait qu’un an après l’adoption de la loi, seulement 7 décrets sur 17 avaient été publiés. Et le rapport d’information a confirmé cela : au 5 juillet 2023, 28 articles sur les 42 de la loi étaient inapplicables en l’absence de décret ou d’ordonnance.
Ce retard dans la publication des décrets est questionnant, alors que l’Etat cherche à promouvoir depuis la loi du 5 mars 2007 une transformation de la protection de l’enfance. La volonté affichée est de réussir le passage d’un système en majeure partie judiciarisé, à une organisation fondée sur la prévention, le repérage précoce, l’élaboration de solutions négociées entre les différentes parties (enfant, parents, associations, département, Etat). Tenter toutes les réponses « administratives » possibles, avant de recourir au système judiciaire, ce dernier étant pris dans un contexte d’impératifs de réduction des dépenses, d’accroissement de la productivité, et de saturation.
A ceci s’ajoute la réticence des professionnels de la protection de l’enfance : le juge constitue aujourd’hui une sécurité rassurante et protectrice pour les professionnels, permettant de cadrer leur action. La nécessité d’une formation professionnelle initiale et continue permettant de relever ces nouveaux défis a été posée par le rapport.
Ensuite, le rapport soulignait une autre donnée importante, celle d’une importante disparité géographique des situations et de l’iniquité de traitement qui en découle. Trois exemples pour illustrer cela :
- Le Projet Pour l’Enfant (PPE), mis en place en 2007 et affirmé en 2022, n’a été mis en œuvre de manière systématique que par 27 départements sur 83 en 2019. Et parmi ceux qui le mettent en place, il est vu comme une charge administrative et il n’y a pas de sens qui est rattaché à ce document. C’est sans doute pour cette raison que la CNAPE a publié le 15 septembre dernier sur le site de l’ONPE une fiche sur le projet de l’enfant.
- La fin de l’hébergement hôtelier pour les jeunes accompagnés par l’ASE, dont l’interdiction devrait être effective au 1° janvier 2024… sauf pour les territoires de Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française ainsi qu’à Wallis-et-Futuna, car le gouvernement a estimé qu’il n’y avait pas de « problématique particulièrement signalée » concernant les MNA sur ces territoires. Le décret n’a toujours pas été publié, dans un contexte de recrudescence de l’arrivée de MNA sur le territoire français.
- Dernier exemple, les sorties des jeunes de l’ASE demeurent problématiques : « 70 % des jeunes placés sortent du dispositif sans diplôme et 25 % des personnes sans domicile fixe de moins de 25 ans ont eu un parcours à l’Aide sociale à l’enfance »[1]. Afin de remédier à cela, la loi de 2022 a renforcé les lois précédentes en rendant obligatoire l’accompagnement des jeunes confiés à l’ASE avant leur majorité, ainsi qu’un entretien préparatoire de la sortie. Dans la réalité, la mise en application est très inégale selon le territoire, avec des conditions préalables qui différent. A tel point qu’entre novembre 2022 et juillet 2023, le défenseur des droits a été saisi sur différentes situations, et une dizaine d’affaires sont remontées jusqu’au juge des référés du Conseil d’État. Pour chaque situation, à l’exception d’une, le juge a donné raison aux jeunes majeurs et enjoint le département à mettre en place un contrat jeune majeur.
Le rapport a aussi mis en lumière certains aspects et leur inadaptation par rapport à l’objectif visé ou leur impossibilité au vu des moyens :
- Le Contrat d’Engagement Jeune (CEJ), dispositif de droit commun d’accompagnement des Missions Locales, est ainsi jugé très insuffisant, voir excluant, pour les jeunes sortis de l’ASE. Sans que cela soit nommé ainsi, le rapport appelle à un « RSA » qui soit accessible aux jeunes sortants de l’ASE et leur donne une stabilité financière permettant de mettre en œuvre un projet d’insertion sociale et professionnelle.
- Le parrainage et mentorat souhaité pour « chaque jeune » soulève une question de faisabilité : comment réussir à atteindre cet objectif au vu des 377.000 jeunes de l’ASE.
- Et cette question de la faisabilité concerne aussi l’accueil des fratries : la loi pose la non-séparation des fratries comme la règle, mais soit les infrastructures n’existent pas, soit il n’y a pas assez de places, avec une grande disparité pouvant exister selon les territoires.
Au 16 octobre, certains décrets supplémentaires ont été publiés :
- Le décret n° 2023-826 du 28 août 2023 a précisé les « modalités d’accompagnement du tiers digne de confiance, de l’accueil durable et bénévole par un tiers » (article 1er de la loi) et de « désignation de la personne de confiance par un mineur » (article 17) ;
- Le décret n° 2023-914 du 2 octobre 2023 a encadré de nouvelles dispositions en matière d’assistance éducative : la médiation familiale peut être proposée par le juge des enfants (article 14) ; le juge des enfants peut renvoyer des situations complexes vers une formation collégiale en assistance éducative (article 25) ; et l’audition systématique d’un mineur capable de discernement par le juge des enfants en assistance éducative est maintenant possible (article 26).
- A ces deux décrets, on peut ajouter l’arrêté du 8 août 2023 qui complète le décret du 5 août 2022 instituant la commission départementale d’accès à l’autonomie, en fixant ses missions et sa composition, complété par l’arrêté du 8 septembre 2023, qui fixe le montant du financement de l’Etat afin de maintenir les aides pour les jeunes majeurs de moins de 21 ans.
Mais alors que les décrets sont peu à peu publiés, de nouvelles difficultés surgissent. Le 11 septembre 2023, les présidentes du CNPE et du CNA ont adressé un courrier à la secrétaire d’Etat chargée de l’enfance, Charlotte Caubel, demandant « la mise en œuvre d’un plan Marshall pour la protection de l’enfance ». De son coté, Charlotte Caubel, lors d’un entretien au Figaro le 11 octobre 2023, déclare que le gouvernement est « prêt à envisager de recentraliser la protection de l’enfance », idée déjà évoquée par la députée Perrine Goulet en 2019 dans un rapport à l’Assemblée Nationale et contenue dans une proposition de loi déposée le 11 janvier 2022 par le sénateur Xavier Iacovelli, visant à confier l’exercice de la compétence de l’aide sociale à l’enfance à l’État. Ce qui a provoqué la « profonde indignation » de François Savaudet, président des Départements de France. Tout ceci dans un contexte où la pleine coopération de tous les acteurs, Etat, département, association, et professionnels, est indispensable.
Mise à jour : La CNAPE, le CNA et le COJ ont proposé le 18 octobre des priorités d’actions pour un Plan Marshal de la protection de l’enfance.
[1] Exposé de motifs, Texte n° 335 de Mr IACOVELLI, déposé au Sénat le 11 janvier 2022.
L’équipe d’AM Consultants